Faouzi Skali, vous êtes représentant de la tradition soufie et dans le même temps, anthropologue. Vous avez écrit bon nombre d’ouvrages sur le Soufisme et sur la Futuwwa, la chevalerie spirituelle musulmane. Vous êtes par ailleurs fondateur du Festival des Musiques sacrées, et du Festival de Fès de la Culture Soufie « Une âme pour la mondialisation ».
Comment aborder l’Islam et le Soufisme aujourd’hui ?
L’esprit de l’Islam est ouvert au dialogue. C’est ce qui lui permet d’accepter la diversité, et de ne jamais décréter avec certitude. Le croyant s’installe dans cette position d’humilité et d’écoute, sans tenter de vouloir subjuguer. Cela suppose une certaine discipline dans l’éducation, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille briser pour structurer. C’est a contrario via la compassion et le soutien que l’on amène à cette rigueur.
Parlez-nous de la Futuwwa et des chevaliers de l’Islam.
Dans la démarche soufie, il faut arriver à ce point de basculement de l’ego, à ce point de passage où s’effectue la sortie
de soi et où s’établit par conséquent le contact avec l’universel. Ce point, c’est le sir. Le secret. Secret de l’être. Secret du cœur. La fine pointe de l’esprit. Ce qui ne peut plus
être dit. L’indicible. Cela est évoqué de cette manière dans la poésie soufie : « Kountou bayni wa bayni ». « J’étais entre moi et moi ». Autrement
dit : « Je suis entré en retraite avec mon Bien-Aimé, et m’a été confié un secret plus fin que le souffle de la brise, mais que l’on ne peut dire. C’est le secret de la
vie. » La Voie correspond ainsi à l’accomplissement du secret de la vie.
Nous sommes nés pour accomplir cette trajectoire. Et il arrive un moment où survient ce basculement, ce ravissement de
l’âme, cet appel du cœur. C’est la force de l’amour, l’une des forces majeures de notre âme. La force de l’amour embrase tout et créé cette volonté inextinguible pour aller jusqu’à la présence de
l’Aimé. Elle est transfigurante.
La Voie de la chevalerie permettra ainsi de retrouver cette énergie, cette vigueur, ce courage, cette volonté, et au-delà de tout, ce désir d’aller vers ce secret. Ce que traduit Rûmi par : « J’étais cru, puis cuit, puis embrasé. » Et ce que la poésie soufie retranscrit en ces vers : « Puisses-tu devenir doux alors que la vie est amère. Puisses-tu être satisfait alors même que le monde oppose une fin de non recevoir. » C’est cela la chevalerie. C’est la voie du cœur.
Mais comment parvenir à cet état ?
Ecoute ton cœur. Ecoute ta propre voie. Ecoute ce qu’elle te dit. C’est elle qui trace ton destin. Sois suffisamment
apaisé pour écouter cela. « Où se trouve ton cœur, dépose ta tente » est-il enseigné dans un poème arabe. Le cœur te mène là où tu dois aller. Et le chevalier sait qu’il lui
faut fournir un effort pour l’accomplissement de ce destin. C’est un combat contre soi-même, un combat contre ses propres peurs et ses résistances. Et c’est en étant fidèle à soi et en harmonie
avec les autres qu’ainsi s’accomplit ce dessein.
« Rien ne nous sépare de la réalité que ce petit moi fabriqué, qui crée cette frontière et empêche d’arriver à ce toit du monde, à ce secret » écrivait Rûmi. Les Soufis ont ainsi coutume de symboliser le destin et le voyage que l’âme doit accomplir pour créer de la sorte ce dépassement de soi par le personnage de Qays, fou de son amour, fou de sa passion pour Laïla.
Et qu’en est-il des vertus des chevaliers ?
La générosité est une vertu cardinale. Le don est un moyen de dépassement de soi, de basculement de l’ego. Le sens de
cette Loi du don de soi est ainsi résumée dans le Coran : « Nous avons mis dans leur cœur une douceur (ar-rahîm), une miséricorde (ar-rahma) ». Les chevaliers ont
cette confiance, cette forme de richesse, qui s’accompagne de la patience.
La Futuwwa, c’est en somme d’essayer d’être droit sans exiger des autres d’en faire de même. Il est également une autre vertu importante dans le Soufisme, c’est ce que nous appelons la transparence, autrement dit la dissipation des voiles qui couvrent notre intériorité, de sorte que se diffuse la lumière. C’est un accomplissement tel que celui qui arrive à cela parvient au dépassement de soi, à la transparence de l’être.
Quelles sont les autres grandes forces de la chevalerie ?
La capacité à transformer l’hostilité en amitié est l’une des plus grandes forces de la chevalerie. C’est du reste exprimé en ces termes dans l’un des versets du Coran. Un chevalier ne se destinera pas à la guerre. L’Emir AbdelKader aura été l’un de ceux là. Il se sera efforcé d’agir pour la défense de la paix. Il en sera de même pour le commandant Massoud.
La spiritualité est-elle encore valide de nos jours, dans nos types de sociétés ?
Nous n’avons plus de direction spirituelle en Occident et l’idée même de spiritualiser fait craindre la désincarnation. La
chevalerie a ainsi disparu car nous ne sommes plus dans des sociétés traditionnelles. Pour autant, nous avons besoin de trouver des centres. Et l’on peut tendre à cette alliance entre le carré et
le cercle, entre les règles et ce qui les dépassent.
Car en réalité, dans tout l’univers, se marient ces deux aspects. S’allient la prose et la poésie, la rigueur et la
capacité de créativité, et pas seulement ce qui est établi. L’enseignement spirituel est humain. Al-Boustani, en dialogue intime avec Dieu, l’exprime de la sorte : « Si je révélais
Ton état aux hommes, alors ils Te lapideraient. » Ailleurs, il est écrit : « Si je leur disais Ta miséricorde, ils s’éloigneraient de Toi. »
Nous le voyons, ce qui importe, c’est la capacité de lâcher prise. Sinon, les règles sont synonymes de coercition. La virtuosité de l’âme permet en revanche cette alchimie entre le cercle et le carré. Elle crée cette bonne équation, ce juste rapport. Edgar Morin, parlant de politique de civilisation, insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’aspects immatériels ou matériels, mais bien plus de la façon dont on vit. Et que l’on peut tout à fait envisager l’existence sans que les êtres et les choses ne soient nécessairement fragmentés, atomisés.
S’agissant du Festival de Fès des Cultures Soufies « Une âme pour la mondialisation », quelles en sont les finalités ?
Nous nous appuyons sur un ensemble de valeurs et présentons l’Islam comme une civilisation et une culture où l’art, la poésie, la littérature, la musique, sont des richesses bien vivantes et d’une exceptionnelle richesse. Et nous ouvrons une réflexion sur ce que pourrait être l’apport de ce patrimoine au cœur même de la société.